J’ai mené de 1991 à 1996 un projet de photographie documentaire consacré aux habitants des franges du delta du Bangladesh les plus exposées à la menace de l’eau : îles fluviales du Brahamapoutre, bassin lacustre des haors, nouvelles terres émergées (chars) de la Baie du Bengale. Ce projet a donné lieu à la publication d’un livre en 1998 intitulé Living in the fringe, littéralement ‘vivre dans la marge’ [1].
Reportage : généalogie d’images
C’est en débutant dans le métier de reporter photographe que j’ai découvert le Bangladesh pour la première fois à la suite du grand cyclone de 1991. Embauché à l’agence Gamma depuis 1989, j’avais pu couvrir quelques grands événements de l’actualité internationale, dont l’effondrement du bloc soviétique, avec la chute de Ceaucescu à l’hiver 1989, puis la guerre du Golfe l’année suivante. Cet apprentissage sur le tas, du vrai-faux charnier de Timisoara aux leurres de tanks Sadam Hussein, m’a assez vite fait douter des normes du métier de photojournaliste. Comme beaucoup de jeunes photographes de presse, j’avais imaginé la guerre du Golfe comme l’occasion d’une vie de reporter, le Vietnam de notre génération après la disette des années 1970 et 1980, marquées par des conflits périphériques en Amérique Centrale, en Afghanistan, au Liban. Nous allions, qui sait, pouvoir renouer avec la grande veine héroïque de nos glorieux aînés d’Indochine- les Gilles Caron, Don Mac Cullin, Phillip Jones Griffiths, Larry Burrows- et réaliser nous aussi des ‘plaques’, ces grandes images d’histoire, impliquant enfin des soldats occidentaux, et non plus seulement des moudjahidins, des sandinistes ou autres phalangistes...
La déception avait été immense. Il n’y avait plus d’hélicoptères [2], pour nous mener directement au coeur du drame. Un immense désert grouillant de soldats mais vide d’actions militaires perceptibles s’offrait à nous. Nos efforts redoublés pour nous soustraire aux visites ‘charters’ des pools de presse alliés - uniformes américains importés de New-York pour nous déguiser, maquillage en Jeeps camouflées de nos 4x4 de location - se soldaient, une fois franchis les quelques lâches barrages militaires, par des road-movies sur des lignes étranges, dont nous ne savions si elles étaient de front ou non. Passée la crainte des scuds et des bombardements de gaz toxique, nous n’avions subi en fait d’accrochages avec l’ennemi que les dénonciations de nos confrères américains, qui, prisonniers des autocaristes militaires, supportaient mal de nous croiser circulant seuls par les pistes.
Enfin était venu le temps de l’offensive terrestre sans combat à portée de vue. Pour tout pic dramatique, des soldats irakiens surgissant de partout pour se rendre. Loin de correspondre au décalque de mes images mentales, la guerre s’était révélée aussi bizarre et décousue que ces chars en tôle ondulé croisés en lieux et place des fortifications annoncées. Dans Koweit-city libéré, les traces de l’occupation évoquaient davantage le désoeuvrement d’une soldatesque livrées à elle-même, que la conquête militaire. Partout du verre brisé, de la merde dans les étages. Au zoo municipal les cages avaient été transformées en stand de ball-trap, des animaux sauvages brûlés vifs au lance-flammes. Je n’avais fait d’images que le minimum strict des faits incontournables, le déminage des plages, les incendies des champs pétroliers. Puis vidé nerveusement, et dérouté par cette réalité informe, j’avais regagné Paris.
Le retour avait été peu glorieux. Nous avions fait le plein d’anecdotes faciles à même d’agrémenter les dîners en ville, mais d’images, permettant de penser l’événement que nous avions vécu, aucune. Tradition du comique troupier oblige, les vétérans des ‘Fuck the pool’ s’étaient cotisés pour se faire fabriquer chez le bijoutier Arthus-Bertrand des pins FTP, dorés à l’or fin. D’autres avaient su attendre la traditionnelle compétition de fin d’année du World Press pour se voir remettre une médaille. Ainsi David Turnley, premier prix, dont la photographie montrant un soldat américain, pleurant la mort d’un de ses camarades victime d’un ‘friendly fire’, c’est à dire tué par erreur par ses propres troupes, avait été archi-publiée par les grands magazines occidentaux, de Life à Paris-Match. En réalisant un concentré saisissant de deux images célèbres, prises au retour d’une opération militaire héliportée vers Da Nang par Larry Burrows (1965) [3], David Turnley avait su éviter à la profession la débâcle iconographique suivante : ne pas retrouver une seule image de la guerre du Vietnam dans la guerre du Golfe. Il avait ce faisant transformé en image symbole d’un conflit, ayant surtout coûté la vie à des milliers de pauvres bougres irakiens, parfois enterrés vivants dans leurs tranchées par des engins de terrassement, un fait marginal. Incidemment je découvrais que la perpétuation de nos critères iconographiques pouvait conduire tout droit au révisionnisme et à la falsification de l’histoire.
Il m’a fallu plusieurs autres années de reportage, pour réaliser combien ce milieu était engagé - ‘concerned’ suivant l’expression favorite de Cornell Capa [4] - dans la perpétuation de sa propre histoire canonique, au prétexte des grands événements de l’actualité. Le travail de mémoire se limitant souvent à un pur exercice de révérence iconographique et d’autocélébration de la profession. Comme l’image du Golfe de David Turnley, les photographies d’actualité sont fréquemment des images-gigognes, images qui se donnent pour une condensation de l’événement lui-même, un concentré de signification historique, alors qu’elles sont des condensés iconographiques, réalisés au prétexte de l’information. Plus que des événements eux-mêmes, c’est de la tradition iconographique des médias de masse occidentaux et de son hégémonie planétaire, dont elle témoignent au premier chef [5]. Ainsi s’entretient le bégaiement visuel de l’histoire par la reproduction de figures rhétoriques invariables au premier rang desquelles figure la ‘véritable’ image de guerre codifiée durant la guerre du Vietnam, ou l’image de la douleur façon ‘mater dolorosa’ en fichu à l’occasion de funérailles. J’ai découvert beaucoup plus tard que cette conception étroitement dramatique de l’image d’actualité correspondait en tout point aux normes de la tradition picturale anti-théatrale défendue par Diderot dans ses ‘Essais sur la peinture’ (1766) [6] , et réalisée dans les grandes peintures d’histoire de Jean-Baptiste Greuze et surtout Jacques-Louis David : absorbement des personnages dans leurs actions et états d’esprit, recherche d’une vérité des représentations à même d’emporter la conviction du public, idéal d’unité de composition pour former une structure autonome et fermée au spectateur. L’adage favori d’un Roger Thérond, l’ancien directeur de Paris-Match, selon lequel “il faut être allé cent fois au Louvre pour devenir un grand photographe” doit être pris au pied de la lettre. Il ne s’agit pas d’inviter les jeunes photographes à mieux connaître l’histoire de l’art pour questionner les modes dominants de représentation des grands médias de masse, mais de servir le projet authentiquement réactionnaire d’une perpétuation dans l’actualité d’un modèle pictural ayant perdu de longue date toute valeur critique et toute pertinence historique [7].
Front et fonds
Je suis allé pour la première fois au Bangladesh au lendemain du grand cyclone du 29 avril 1991 qui a fait 130.000 victimes. Ruminant ma déception du Golfe, je continuais d’être à l’affût des théâtres d’actualité susceptibles de me permettre de réaliser de grandes images d’histoire. Sitôt débarqué au Bangladesh, j’avais gagné l’épicentre côtier de la déferlante dans l’espoir de parvenir à temps sur les lieux du cyclone pour immortaliser des scènes de survivants pleurant leur morts ou affrontant la nature hostile de l’eau jusqu’au cou. J’avais en mémoire les images des inondations de 1988, plus particulièrement celles de Chip Hires, photographe lui aussi à l’agence Gamma, qui avaient été primées au grand prix Paris-Match du photojournalisme et au World Press 1989. Mais à la différence des grandes inondations, qui affectent le centre du pays et les banlieues de la capitale Dhaka, les cyclones balaient la frange littorale et les îles lointaines de la baie du Bengale. Des murs d’eau poussés par des vents très violents s’abattent en quelques heures sur la côte et écrasent tout sur leur passage. L’eau se retire vite. Elle ne stagne pas, comme lors des crues des fleuves. Je suis parvenu sur place avec trois ou quatre jours de retard sur l’événement. Les survivants étaient sonnés mais dignes. Les morts enterrés [8]. Une fois de plus la réalité se dérobait à notre convoitise d’image. Mes collègues ayant fait leur deuil des images escomptées, repartaient déjà vers une nouvelle ‘actu’. Pour ne pas rentrer bredouille à l’agence, je suis resté quelques semaines pour essayer de mieux comprendre cette question de l’eau, distinguer les différents phénomènes climatiques (inondations, cyclones, érosion). Puis, j’y suis retourné chaque année, un peu par provocation envers Gamma qui, pas plus que sa clientèle, ne voyait l’intérêt de se consacrer à un tel pays.
Au commencement, mon intérêt pour le Bangladesh, participait d’une fronde contre l’ordre mondial de l’information. Je n’admettais plus que la photogénie d’un événement, la possibilité qu’il nous offrait ou non de reproduire les formes canoniques de la dramatisation, puisse prendre le pas sur son importance objective. Les inondations de 1988 n’avaient fait, à l’échelle des 120 millions d’habitants du Bangladesh, que 2.000 victimes [9] . Mais elles avaient occupées les pages des grands magazines occidentaux des semaines durant. Par contre, faute d’images suffisamment poignantes, les 130.000 noyés du cyclone de 1991, avaient disparus des médias en 48 heures. Je pensais que les photographes de talent, plutôt de se repaître des circonstances dramatiques offertes par les théâtres de guerre et de catastrophe, devaient s’attacher à des sujets visuellement pauvres pour les faire valoir, et fabriquer ainsi un autre type d’actualité. Je me revendiquais dans cette nouvelle démarche de l’exemple des photographes de l’agence Viva [10], ou de l’influence morale d’un Raymond Depardon qui, dans les années 1970, quitta Gamma, dont il était pourtant l’un des co-fondateurs, et osa montrer l’envers du métier dans un film culte ‘Profession, reporter’ (1976). En affirmant la durée contre la vitesse, le quotidien contre l’actualité, ces photographes, dont la plupart grossirent les rangs de la coopérative Magnum [11] d’Henri Cartier-Bresson, avaient renouvelé l’éthique et la pratique du reportage. Lors de mes premières rencontres avec des reporters dans les années 1980, le modèle du photographe de guerre avait été éclipsé par celui du reporter de fonds [12], sorte de moine-soldat ayant fait voeu de pauvreté, et capable de s’astreindre sur plusieurs années à explorer de grandes thématiques (l’islam, les diasporas, l’homme au travail, les réfugiés...) déclinées sur des dizaines de pays.
Je projetais moi aussi d’entreprendre un grands reportage de fonds sur l’eau commençant par le Bangladesh [13], avec l’arrière pensée de m’affirmer comme un auteur, puis d’être un jour coopté par l’agence Magnum. Mais ce ‘fonds’ m’est apparu bientôt tout aussi introuvable que ne l’avait été la ligne de front pendant la guerre du Golfe. L’expression ‘sujet de fonds’ désigne dans le jargon journalistique un sujet sur lequel le journaliste prend son temps pour enquêter en profondeur. La légitimé de l’expression devrait s’attacher, comme les ‘travaux de fonds’ des universitaires et scientifiques, au degré d’analyse et de compréhension du monde extérieur auquel est parvenu le journaliste, à la nouveauté du point de vue porté sur un problème de société. Dans le photo-reportage, les ‘sujets de fonds’ procèdent le plus souvent d’un pur exercice d’accumulation de documents visuels et d’une autoglorification du temps passé sur le terrain par le photographe : nombre de pays visités, nombre de kilomètres parcourus, nombre d’années de travail... Ils ne nous apprennent généralement rien que nous ne sachions déjà : il y a de moins en moins de gens qui travaillent de leur mains, de plus en plus de pauvres, d’amputés, de déplacés... A l’usage la posture du photographe humanitaire s’adonnant à des sujets de longue haleine m’est progressivement apparue encore plus héroïque que celle du photographe de guerre. En choisissant de rester des mois, de photographier en noir et blanc, là où la logique économique des médias commande habituellement de passer quelques jours pour faire de la couleur, le reporter de fonds multiplie les obstacles. Il ne se contente plus de surmonter des situations de danger et de tensions extrêmes, mais cherche aussi à se démarquer des conditions d’exercice ordinaires de sa profession. Comme au front sa motivation inavouée est l’autoglorification du moi par la mise à l’épreuve. Sujet de fonds et lignes de front ainsi que dans les rites d’initiation sont dans le reportage des prétextes symboliques permettant aux jeunes hommes valeureux de s’étalonner, et de faire étalage de leurs vertus (abnégation, courage, endurance, compassion...).
La discipline du temps sur laquelle le reporter de fonds construit sa légitimité n’est pas comme celle de l’ethnologue une tentative pour se glisser dans le temps des sociétés observés. Elle reste soumise à la temporalité pratiquée par les autres représentants des médias de masse. Plus ces derniers se montrent sommaires, pressés, plus le reporter de fonds se distingue, prospère. C’est parce que les autres reporters avaient quitté le Bangladesh si vite, que j’ai pu envisager d’y réaliser un reportage de fonds. Paradoxalement la standardisation croissante du contenu photographique des magazines de masse depuis le début des années 1980 a favorisé le renouveau du reportage d’auteur, dont le prestige auprès du grand-public est entretenu par les médias de masse. Cette instrumentalisation par les journaux du grand reportage à des fins d’autopromotion [14] se pratiquait déjà dans les années 1920. Aux aventuriers-baroudeurs-redresseurs de tort, façon Albert Londres, dont les exploits masquaient la réalité moins héroïque des chasseurs de faits divers et des campagnes de presse calomnieuses, correspondent aujourd’hui les figures du photographe de guerre et du photographe humanitaire qui sont les ‘cache-misère’ d’une profession dominée par le marché de la presse people et de la photo papaparazzi [15]. Aucun photo-reporter n’accède à la notoriété publique sans obtenir d’abord la reconnaissance de la presse écrite, et plus particulièrement des rédacteurs souvent infiniment plus ignorants de l’art et de la photographie que ne le sont les photographes du journalisme et de la littérature. L’inculture visuelle est du reste en France un gage de sérieux dans les milieux intellectuels de l’écrit. La notoriété d’un Sebastiao Salgado a d’abord été professionnelle. Plus que le public ce sont les gens du métier qui se sont d’abord reconnus en lui et lui ont consenti les moyens de ses sujets de fonds surdimensionnés. Les grands médias de masse grâce à ces héros subventionnés, incarnant les qualités humaines et journalistiques ( la proximité, la durée, l’écoute, la prise de risque) qui font de plus en cruellement défaut à une profession soumise à de nouvelles exigences de rentabilité, se dédouanent et sauvegardent les apparences d’une crédibilité minimum, dans une presse d’image gagnée par la logique du divertissement. En maintenant sous perfusion le reportage par des prix, des bourses, des festivals, en proportion du recul massif de l’information dans ses pages la presse d’image a relégué définitivement l’actualité politique et sociale du coté de l’industrie culturelle et des loisirs. Elle a aussi déplacé et étendu le formatage, imposé à la commande de presse, dans le monde institutionnel des lieux d’exposition et de l’édition. Ainsi l’hebdomadaire Paris-Match prime et expose chaque année à la maison européenne de la photographie (MEP), des reportages d’actualité internationale qu’il ne publie pratiquement plus jamais [16]. Autre exemple le groupe Corbis sponsorise la mythologie du photojournalisme au festival Visa pour l’image à Perpignan, tout en réduisant peu à peu le staff des photographes se son agence Sygma à un sous-prolétariat privée de la propriété intellectuelle de ses images. Le reportage de guerre ou humanitaire participe aujourd’hui d’une politique d’image de marque des grands médias de masse, au même titre que leurs bonnes oeuvres et leurs activités de sponsoring.
Conscients de ces dérives, certains reporters [17] cherchent dans le modèle anti-héroïque de la machine d’enregistrement une alternative à la gesticulation visuelle du reportage d’auteur [18]. Cette tendance est l’aboutissement d’un processus autocritique, engagé dans les années 1970 sur un mode autobiographique par Francois Hers et Raymond Depardon. Ce dernier fit des absences du reporter- ce vide existentiel que les images ou plutôt la reconnaissance que procurent les images est sensée remplir - la matière d’un livre salutaire, Conversation new-yorkaises (1980) [19]. Depardon fut le premier à montrer que la frontière entre le désir de se faire oublier et celui de s’oublier soi même était souvent ténue chez le reporter. Qu’outre le courage physique et moral, il fallait un solide fonds morbide et dépressif pour accepter de troquer des heures, des jours, des années contre une poignée d’instantanés [20] . Mais on ne manque pas systématiquement ses rencontres avec l’autre et le réel, sans une certaine dose d’autocomplaisance. Plutôt que d’inventer de nouvelles procédures documentaires pour renouer avec le monde et échapper à son fonds dépressif, comme il y est souvent parvenu dans son cinéma , le reporter Raymond Depardon renonce souvent à toute interaction avec le réel et se laisse aller à un ‘documentaire de l’informe’ [21]. Il pousse ce faisant jusqu’au paroxysme de l’automutilation de l’auteur le fantasme de la perte de soi, sous-jacent à la pratique du reportage sur le vif : mieux encore que se faire oublier ou s’oublier soi-même, disparaître pour de bon à l’intérieur de la machine et laisser à l’appareil photographique la responsabilité de constater. Ce ‘reportage froid’ jouit des faveurs du monde de l’art contemporain institutionnel, dominé depuis les années 1960 par les valeurs du machinisme Pop, et travaillé lui aussi par le fantasme de l’impersonnalité et de l’enregistrement brut [22]. Cette confluence idéologique du reportage et de l’art contemporain n’est pas fortuite. Dans l’entre-deux-guerre le reportage s’était défini en choisissant les médias de masse contre le monde de l’art. Il fait aujourd’hui le chemin inverse en choisissant le monde de l’art contre les médias de masse.
Plus surprenante en revanche est la revendication documentaire [23] de ce ‘reportage froid’. Apparue comme le reportage dans un contexte de généralisation dans l’entre-deux guerre d’une presse d’image dans lesquels il devenu possible de traiter des événement d’actualité [24], la tradition documentaire n’a jamais cru dans ce choix entre le monde de l’art et les médias de masse. ‘Je faisais un travail non artistique et non commercial. Je sentais à juste titre que j’étais sur la bonne voie’ [25] a dit Walker Evans pour signifier son double refus de l’art et du commerce, commerce de l’information compris. Dans sa genèse des années 1929/39, la photographie documentaire ne s’est pas seulement définie avec ou contre l’art et les médias, mais fut aussi intimement liée à la profession de portraitiste et à l’activité des studios photographiques, dont la crise économique de 1929 sonna le déclin, ainsi qu’à l’apparition d’un cinéma documentaire, influencé par le modèle des sciences-sociales, dont Robert Flaherty aux USA, avec Nanook (1922) Moana (1926) et Man of Aran (1934), et Vertov en Europe avec L’homme à la camera (1926), furent les précurseurs [26]. La paternité de l’usage du mot documentaire est du reste attribuée à John Grierson [27] qui fut le premier à l’utiliser en 1926 dans une critique du film de Robert Flaherty, Moana.
La confiscation du champs documentaire par les grands médias de masse a longtemps joué contre la reconnaissance d’une tradition documentaire distincte de celle du reportage. En France, où la photographie du réel a longtemps été dominée par les figures tutélaires d’Henri Cartier-Bresson et de la coopérative Magnum, l’assimilation de la photographie documentaire aux normes du reportage a été encore plus flagrante, en l’absence de figures de référence telles August Sander en Allemagne, ou Paul Strand, Dorothea Lange et Walker Evans aux Etats-Unis [28].
Le terrain
Je suis venu au documentaire parce que je ne me reconnaissais pas dans l’expérience du terrain du reportage d’auteur. La photographie documentaire est pour moi tout autant un travail de prise d’image que de déprise d’images. Elle se distingue radicalement du reportage d’auteur par son refus d’une photographie à effet, caractéristique de cette ‘trop discrète relation aux apparences’ qu’a reproché Jeff Wall [29] à la photographie subjective et de reportage. Ces effets sont des procédés stylistiques [30] qui anticipent l’expérience du terrain et de la rencontre de l’autre, et permettent à coup sûr d’en tirer quelque chose : une image. Par ces effets les reporters s’affranchissent de la singularité des personnes et des terrains, et ramènent en toute circonstances des images plaisantes à leur commanditaires. Les effets visuels anticipent l’expérience du terrain, parce qu’ils anticipent la rencontre avec le réel n’ont valeur d’expérience que pour ceux qui les pratiquent. Les hyperformes du reportage d’auteur tiennent à distance l’inquiétude produite par le réel. Etre un photographe humaniste, signifie pour moi être suffisamment ébranlé dans ses formes par la rencontre de l’autre pour renoncer au savoir -faire et à la maîtrise d’effets formels préétablies. La forme artistique du documentaire n’est pas quelque chose que l’on porte en soit mais quelque chose que l’on trouve dans l’autre. Il faut trouver une forme nouvelle pour chaque chose dont on s’empare.
La nature du terrain au Bangladesh a dérangé mes habitudes de ‘prise d’image’. C’est un pays où l’on est beaucoup plus regardé que l’on ne regarde soi même. La posture traditionnelle du reporter qui cherche à se fondre dans le paysage, à devenir invisible pour pouvoir prendre des photos sur le vif, est rapidement mise à mal. Dans les zones rurales reculées, comme celles touchées par le cyclone de 1991, les villageois n’ont rencontré que très peu de gens des villes, encore moins d’occidentaux. Le visiteur étranger est une curiosité de premier ordre. En l’espace de trois minutes, cinquante personnes font cercle et cela peut durer des heures, voire des jours. Difficile face à cette insistance des regards posés sur soi de se faire oublier, de sortir son Leica pour jouer à l’instant décisif. Venu voir, on est puissamment dévisagé. On devient soi-même le point de mire. Mes habitudes d’images prises à la sauvette en ont été bouleversées. J’ai été contraint de considérer ma pratique de reporter, de la déconstruire en m’inspirant de la manière dont les anthropologues et les sociologues ont démystifié leur études de terrain, en soulignant les déterminismes historiques et culturels qui pèsent sur le travail de l’observateur [31], qui est lui-même une partie de son observation [32]. Ces lectures ainsi que des rencontres avec des ethnologues m’ont aidé à penser cette gène et de malaise qu’a si bien décrit le sociologue James Agee travaillant avec Walker Evans sur l’un des classique de la photographie documentaire Louons maintenant les grands hommes’ (1939) : ‘Je me rends compte que...ceux sur qui je vais écrire sont des humains, des vivants de ce monde...et qu’ils ont été traités, interrogés, espionnés, révérés et aimés par des humains à eux-mêmes tout à fait monstrueusement étrangers, au service d’autres encore, encore plus étrangers ; et que maintenant d’autres encore les regardent...”.
Pour la plupart des reporters, leur présence sur le terrain va de soi, au nom du droit à l’information, voire des risques qu’ils prennent [33], ou du droit qu’il s’arrogent d’aller au bout d’eux même ou de leur hallucinations [34]. Rares sont ceux qui comme Don Mac Cullin admettent que le reportage puisse être avant tout un mode de vie, une manière de trouver dans l’actualité un dérivatif à une instabilité personnelle : ‘Honnêtement, je crois que la plupart des reporters qui sont sur le terrain n’y sont pas pour essayer de comprendre et de faire comprendre la tragédie humaine. Il y vont parce que c’est un mode de vie qui leur plaît’. Cette réticence chronique à parler du terrain en dehors des ritournelles héroïques ou romantiques, est compliquée par le fantasme de l’invisibilité, le culte ‘du bon endroit au bon moment’, sous-jacent à la tradition de ‘l’instant décisif’, popularisée par Henri Cartier-Bresson. Aux personnes photographiées qui lui demandent ce qu’il fait là, où ce qu’il attend d’eux, le reporter apprend très tôt à répondre ‘Ne vous occupez pas de moi, continuez, faites comme si je n’étais pas là, soyez naturel, ne regardez pas l’objectif’. Le ‘bon endroit au bon moment’ n’est bon que pour celui qui photographie. Ce n’est en aucun cas un lieu partagé avec le sujet photographié, comme peut l’être le studio du portraitiste, mais au contraire le point d’une coupure avec le monde extérieur, qui consacre la singularité et l’acuité du ‘regard’ porté par le photographe sur le monde extérieur. Je crois pour l’avoir éprouvé que le reporter est moins souvent préoccupé de l’existence du monde extérieur, que de se sentir exister. Moins que les gens qu’ils photographie, c’est lui même qu’il veut inscrire dans les grands événements historiquesLe mode opératoire de l’instant décisif n’est pas aussi tout-terrain que ne le souhaiteraient les reporters. Le terrain réserve parfois la surprise de groupes sociaux ayant de la photographie d’autres usages, des habitudes en propre de représentation. Réalisant une étude visuelle sur une communauté tsigane de Nanterre, l’anthropologue Leonardo Antoniadis [35] , découvre que ses sujets n’apprécient guère qu’il les photographie sur le vif à la manière d’un reporter. Eux privilégient les portraits posés. ‘Ce sont eux qui décident comment se montrer, comment être vus et connus’. L’assouvissement du désir d’invisibilité du reporter butte parfois des réalités sociales hostiles interdisant la capture d’image. Il n’y a ainsi jamais eu un seul véritable reportage de fonds sur les jeunes des banlieues en France depuis 20 ans [36]. L’instant décisif exige donc pour s’épanouir des terrains favorables que l’on pourrait classer dans quatre grandes catégories : les contextes de grand désordre ambiant générés par des guerres ou des catastrophes naturelles dans lesquels les sujets sont trop préoccupés de leur survie pour s’intéresser à l’activité du photographe, les contextes totalitaires où le photographe s’appuie sur une autorité administrative omnipotente (armée, police, hôpital, asile, prison...) et profite d’un lieu clos bien réglementé, les contextes de l’intimité immédiate du photographe (famille, voisinage) où le photographes jouit de la mansuétude de ses proches, les contextes de cérémonies ou de festivités dans lesquels le photographe parvient à se fondre dans la pratique des rituels.
Comme les ethnologues des débuts de l’anthropologie se focalisaient sur les enterrements, les mariages, les fêtes, les reporters profitent souvent des temps forts de la vie sociale propices à la dramatisation . Les débuts de mon sujet de fonds au Bangladesh étaient ainsi formés d’un chapelet d’instants décisifs : la mère et l’enfant traversant le courant d’un gué, des villageois poussant un cyclo-pousse chargé de sacs de riz dans une tempête de sable, une femme voilée telle un spectre dans la fumée des charognes qu’on brûle... Le tournant a été un petit cyclone sur l’île de Bhola en 1995. Une fois de plus, je m’embarquais glaner ce type d’images. Sur une digue des victimes reconstruisaient leurs maisons. Parmi elles, Jotish Koibarta Dash tête baissée plantant les piliers de sa hutte. J’ai fait une image large, puis je me suis un peu approché de lui, j’ai fait un plan plus serré. Puis un autre encore plus rapproché, jusqu’à ce gros plan. Une fois rentré, j’ai développé mes images. Je suis revenu sur la forme trouvée de ce portrait de paysan que j’ai ensuite systématisé.
Le portrait
Le métier ou la vocation de portraitiste est au coeur du projet photographique documentaire, avec l’idée d’une fresque sociale composée de figures multiples, quand le reportage privilégie la scène de genre ou d’action [37]. August Sander a ainsi débuté sa carrière à Linz en Autriche dans le studio Greif de Linz, qu’il racheta ensuite pour le rebaptiser ‘Atelier d’art photographique de premier rang August Sander’. De même Dorothea Lange tenait un studio classique à San Francisco. Tous deux se sont échappés du studios pour faire face à la grande crise économique de 1929. August Sander décida de battre le Westerwald, sa campagne natale, pour élargir sa clientèle, tandis que l’effondrement de son volume d’affaire contraignait Dorothea Lange à réaliser ses premières photos en extérieur pour ne pas sombrer dans l’oisiveté et la détresse morale. J’aime l’idée d’une invention du dessein documentaire par projection du studio vers le monde extérieur. Le studio est local , comme une boutique de portraitiste. Les reporters ignorent cette dualité studio-monde. Ils sont pris dans le bain global de l’information médiatique. Outre cette dualité, la richesse de ce modèle documentaire repose sur l’ambiguïté et la tension permanente entre la singularité du fait individuel exprimé par chaque portrait et l’argumentation sociologique produite par le montage des images en série [38].
Le propos de la série des portraits et des témoignages de ‘Living in the fringe’ était double. Donner tout d’abord une visibilité et une existence concrète aux millions d’habitants des franges reculées du delta, qui ne valent pour les médias qu’en termes de quantités statistiques : 100.000 morts par ci, 3.000 par là. Hormis lors de catastrophes naturelles, les besoins des populations des franges ne sont pris en compte ni par le gouvernement bangladais qui les sous-administre ( pénurie d’écoles, d’hôpitaux, de moyens de transport, de forces de police), ni par les Organisation Non Gouvernementales qui les délaissent pour des terrains plus faciles d’accès, ni par les grandes institutions internationales comme la banque mondiale ou le FMI [39]. Les conséquences du projet international d’endiguement (Flood Action Plan) initié par Jacques Attali et François Mitterand en 1989 , sur les millions d’habitants peuplant les ‘chars’ du Brahamapoutre n’intéressaient guère les ingénieurs et des entreprises occidentales de BTP. Bousculer ensuite l’idée reçue selon laquelle le sous-développement au Bangladesh résulterait de la récurrence des calamités naturelles. Les témoignages réunis dans le livre montre que c’est au contraire parce qu’une très large fraction de la population rurale subit la pauvreté et la famine sur la terre ferme que des familles n’ont d’autre choix que de s’installer dans des zones géographiques surexposées aux risques naturels. Comme le béton de nos cités, les calamités naturelles participent d’une violence géographique qui aggrave les conditions d’existence des populations, mais elles le facteur déterminant réside dans les injustices sociales et l’aliénation historique produite par la colonisation du Bengale.
La plupart des portraits ont été fait assis. Sur les ‘jolchoki’, ces mauvais tabourets de tout juste quelques centimètres de haut qui constituent parfois l’unique mobilier d’une famille paysanne du Bangladesh : une planchette, quatre clous, deux tasseaux. Toucher terre, ce n’est pas tant la main, le pied, il faut aussi savoir poser son cul. S’asseoir. Faire station. J’aime l’inertie du documentaire, ce dédain du mouvement qui fait le corps et l’assise des photographies de Paul Strand. Assis, on ne peut virevolter autour de la personne photographiée. Il faut faire face. Les gouttes que l’on voit perler sur certains visages ne sont pas des larmes, l’instant saisi d’un pic émotionnel, mais de la sueur, la sécrétion produite par le temps de pose. Il faut évacuer des portraits l’idée de performance, de ces tour de force psychologique popularisés par Youssuf Karsh ou les grands photographes de mode comme Irving Penn qui utilisent leur sujet une image définitive, à s’inscrire eux même dans l’histoire par personnalités interposées. Ce n’est pas de l’agilité visuelle ou de la capacité à voir dont un portrait photographique doit rendre compte, mais de la capacité à écouter, comprendre. Rien n’est plus vulgaire que l’idée du ‘regard’ du photographe et l’imbécillité des formes d’appropriation esthétiques du monde qu’elle génère. Je ne vois personnellement que les choses dites, racontées. Je crois dans un oeil de l’écoute. A l’inverse de l’anthropologie visuelle qui soumet aux informant des documents visuels pour générer des témoignages et mieux les recouper, la photographie documentaire recueille et recoupe des témoignages pour fabriquer des documents visuels. Ce va-et-vient de la parole à l’image est très important à la différence du reportage où l’on se passe volontiers de la parole des gens photographiés, voire de leur identité. Tous mes portraits ont été précédés d’entretiens menés selon un même questionnaire très rudimentaire : Quel est votre nom ? Quel est votre âge ? Avez vous une famille ? Depuis combien de temps habitez-vous ici ? Possédez vous de la terre ? Etes-vous allé à l’école ? Avez vous jamais été confronté à la menace de l’eau ? Les portraits retenus dans le livre satisfont à des critères de qualité d’image mais aussi de témoignage. L’un ne va pas sans l’autre. La surface sensible n’est jamais pour moi à l’intérieur (dans l’appareil photo, dans la machine, dans la tête du photographe) mais à l’extérieur dans l’espace commun construit par le témoignage et de la parole.
L’allégorie
Chaque année au Bangladesh, plusieurs dizaines de milliers de famille perdent leurs terres victimes de l’érosion. Sans domicile fixe, privées des moyens traditionnels de subsistance, elles émigrent dans les bidonvilles de la capitale Dhaka ou vers les îles nouvelles de la Baie du Bengale. Certaines campent sur les rives et les digues des fleuves dans l’attente d’une possible réemergence de leur terre au gré des courants. Cette destruction des terres cultivables est pour les populations rurales du Bangladesh, un bien plus grand problème que les inondations, mais il intéresse moins les médias occidentaux, car c’est un phénomène lent et peu spectaculaire. Les grandes crues sont pourtant infiniment moins dramatiques que les images qu’en tirent les reporters. Sources de dégâts ponctuels pour les récoltes et les infrastructures, elles fertilisent le sol en profondeur , permettent la fraie du poisson dans les rizières, et créent de nouvelles terres en propulsant le sédiment très loin dans le delta. Sans cette force motrice, le Bangladesh n’existerait même pas. Chaque mousson modifie les cartes et redessine les lieux. A intervalle de quelques mois la physionomie d’un champs, d’une campagne, d’un village est parfois entièrement nouvelle. Il faut pour se convaincre d’être bien revenu au même endroit, chercher à retrouver les hommes qui continuent d’habiter là. Sans la boussole de visages connus, il n’est pas d’exercice possible de la mémoire topographique.
Le rapport qu’un européen entretient avec les paysages comme surface d’inscription des activités humaines et de l’histoire est ici inversé : les paysages ne vieillissent pas et ce sont les figures humaines qui servent d’empreinte aux activités des forces de nature. La procédure de portrait que j’ai adopté dans ‘Living in the fringe’ se veut une réparation symbolique à l’entropie des paysages et à la violence sociale et géographique. Les huttes des paysans ont fourni le point d’ancrage d’un studio de fortune. Les visages surgissent, éclairés par la réflexion naturelle du soleil sur les seuils de terre battue, et se détachent de la pénombre des intérieurs. L’accession à la forme stable du portrait photographique, s’opère par cette terre mouvante responsable de l’usure des visages et des organismes. Comme ces poissons des grands fonds surpris dans les abysses par l’éclair du flash, émergent avec ces visages, le monde inconnu de territoires à la limite de la terra incognita. De quoi prendre pied pour réaliser un travail d’information.
Pour réaliser un travail d’information sur quelque sujet que ce soit, il faut je crois commencer par le faire exister, lui trouver une forme artistique spécifique, l’imaginer avant de l’imager. Dans ses Notes sur le cinématographe (1975) Robert Bresson écrit : ‘Ton imagination visera moins les événements que les sentiments, tout en voulant ces derniers aussi documentaires que possible’. Toucher par l’imagination des sentiments et susciter une curiosité documentaire, me semble infiniment plus juste que de documenter des événements pour faire naître de bons sentiments. Avant même d’évoquer les conditions d’existence de ces paysans, d’expliquer comment leur surexposition aux forces de la nature procède d’un déterminisme social, j’ai cherché à ce que mes portraits soient d’abord une confrontation aux visages et à l’altérité : en quoi le visage inconnu d’un paysan du Bangladesh peut-il requérir ou concerner un spectateur occidental ? J’avais en tête un passage d’Humanisme de l’autre homme’ d’Emmanuel Levinas : ‘La nudité du visage est un dépouillement sans aucun ornement culturel -une absolution - un détachement de sa forme au sein de la production de la forme. Le visage entre dans notre monde à partir d’une sphère absolument étrangère, c’est à dire précisément à partir d’un ab-solu qui est, d’ailleurs, le nom même de l’étrangeté foncière. La signifiance du visage, dans son abstraction, est au sens littéral du terme, extraordinaire, extérieur à tout ordre à tout monde’’. J’ai volontairement supprimé dans mes portraits tous les signes d’indexation à l’exception des pans de saris qui par pudeur voilent parfois les visages des paysannes. J’ai voulu ne pas exoticiser les gens que je photographiais, ne pas les rabattre sur leurs attributs sociaux et culturels de paysans pauvres du Bangladesh. Le danger de la description, qu’elle soit anthropologique ou documentaire, est le renforcement et la perpétuation de l’ordre social. En Inde, la description détaillée du système des castes par les administrateurs coloniaux et les premiers ethnologues a contribué à le rigidifier davantage au lieu de le remettre en cause. En rabattant les personnes sur leurs conditions d’existence, en les indexant sur des éléments de décor, de costume, sur leurs outils, en les réduisant à l’expression d’un gestuelle étrange ou dramatique - cette ‘lyrique’ dont Roland Barthes à propos de l’exposition ‘Family of Man’ (1956) écrivit qu’elle n’éternisait les gestes de l’homme que pour mieux les désamorcer [40] - beaucoup de photographes entretiennent dans leur images l’exclusion sociale qu’ils prétendent dénoncer [41]. Un portrait ne doit pas mettre les gens à leur place, mais être l’occasion de produire un déplacement, d’affranchir les personnes photographiées par une chaîne d’images et de correspondances.
Certaines personnes engagées dans l’action humanitaire m’ont reproché d’avoir photographié ces paysans d’une façon ‘dévalorisante’, de les avoir transformé en ‘matériau de tannerie’. C’est précisément parce que ces visages de paysans sont aussi de la carte, du sol, du cuir, qu’ils ne sont pas réductibles à ces archétypes de paysans pauvres, à du matériel de propagande. La justesse d’un portrait, c’est d’offrir à la personne photographiée une forme suffisamment abstraite pour ne pas être récupérable. La volonté propagandiste de Roy Stricker, le patron de la FSA, s’accommodait mal des photographies de Walker Evans [42]. Les portraits de paysans d’August Sander, à la différence de ceux d’Erna Lendvai-Dircksen, ne furent pas utilisés par l’agence Stoedtner lorsque celle ci consacra une série aux physionomies typiques de la “race” germanique vers 1935 pour glorifier l’idéologie terrienne et nationaliste du régime nazi [43]. Il y a dans la photographie documentaire un fonds allégorique, qui fonctionne beaucoup plus par référence à la littérature et au cinéma- Charles Baudelaire et Gustave Flaubert chez Walker Evans, le nouveau réalisme italien chez Paul Strand - qu’en référence à une stricte généalogie picturale ou photographique. Dans ses Notes sur le cinématographe (1975), Robert Bresson donne une définition de la création qui convient très bien à la double détente de la photographie documentaire : ‘Créer n’est pas déformer ou inventer des personnes et des choses. C’est nouer entre des personnes et des choses qui existent et telles qu’elles existent, des rapports nouveaux’. D’abord reconnaître que les personnes et les choses existent. Partir de faits, de choses vues ‘telles qu’elles existent’ - comme Jean Renoir pour qui poésie et documentaire étaient synonymes : ‘En réalité, ce qui se passe chez moi, c’est une espèce d’incapacité à comprendre le sens d’une scène avant de l’avoir vu matérialisée. Je ne trouve le sens réel d’un jeu, d’une scène, même d’un mot, que lorsque ces mots se sont matérialisés, que lorsqu’il existent’ [44] - puis imaginer ces choses, travailler la photographie en amont comme élément d’une chaîne discursive formée de l’articulation des images entre elles, et des images avec les textes et les témoignages, et en aval en optant pour des modes de traitement spécifiques et non reproductibles des espaces de présentation : journal, livre, sites d’action ou d’exposition... La logique des images autonomes satisfait sans doute à la mobilité des marchés de l’art ou de la presse, mais le dessein documentaire tel que je le conçois privilégie l’exposition in-situ et la volonté de récit par le montage des images en série.
Le site
L’exposition de Living in the fringe a eu lieu en 1998, sous la forme d’une installation dans le barrage anti-tempête de Neeltje Jans, au sud des Pays-Bas où s’est produit le Ramp, le terrible raz-de-marée du 1er février 1953. Construit sur île artificielle, le site de Neeltje Jans protège le delta de l’Escault, et fait l’objet au Pays-Bas d’un véritable culte technologique. Il reçoit chaque jour plus d’un millier de visiteurs. Les portraits étaient installés à l’intérieur du barrage dans un long couloir de béton de 150 mètres que devaient traverser les visiteurs pour accéder à deux portes ouvrant sur la mer du Nord et les plates-formes extérieures. C’est Lise Morland, un paysan néerlandais survivant du Ramp, que j’avais photographié et interviewé à la façon des paysans du Bangladesh, et dont le portrait avait été joint aux autres, qui a ouvert l’exposition. Le choix du seul lieu d’Europe ou la population locale ait jamais vécu de raz-de-marée, m’a permis au delà du rapprochement des mémoires, de confronter l’attitude frontale de l’occident face à la menace de l’eau, misant sur la technologie et les infrastructures, à la mobilité des habitants des franges du Bangladesh qui privilégient le déplacement et l’adaptation.
Le choix de lieux d’expositions spécifiques participe d’un souci de contextualisation de mes images. Dans la culture critique des années 1960, ce souci animait de nombreux artistes [45], dont certains utilisant la photographie comme Robert Smithson [46], Dan Graham, auteur du projet ‘Homes for America’ (1966), qui déclarait dans un entretien radiophonique : ‘Je voulais que les choses occupent un lieu donné et soient lues dans un présent donné. Le contexte est très important. Je voulais que mes pièces traitent du lieu comme présent de l’in-formation [47]’, ou encore Bernd et Hilla Besher. Le travail de ces derniers est infiniment plus narratif et documentaire que ne le laisse généralement entrevoir l’exhibition de leurs oeuvres tels des produits-signe par les institutions d’art contemporain, ou le recyclage sur un mode ouvertement stylistique de leurs principes d’objectivation par certains de leurs élèves de l’académie de Dusseldorf. Chez les Besher, à la différence d’un Thomas Ruff, la réduction des objets photographiés [48] (chevalements, hauts-fourneaux, châteaux d’eau...) et leur extraction du contexte fonctionnel des sites industriels qui les abritent, est contrebalancé à posteriori par un travail d’inventaire et de recontextualisation. Les objets rassemblés dans des livres sont identifiés et commentés, le travail d’inventaire se poursuit dans les lieux d’exposition sous la forme de tableaux typologiques. ‘Au bout du compte, ce que nous faisons’ avait coutume de dire Bernd Besher ‘c’est raconter des histoires en présentant des choses qui racontent leur propre histoire’.
Dans l’exposition de Neeltje Jans, l’information n’était pas sur les murs mais dans un journal de l’exposition qui permettait aux spectateurs de tracer leur propre itinéraire en commençant par n’importe lequel des portraits. L’identité des personnes photographiées était donnée. On pouvait lire leur récit et les replacer sur une carte géographique. Je voulais que le visiteur n’accède à une information générale sur le Bangladesh qu’à la condition d’en passer par la rencontre avec un visage, un personnage. C’est une manière de répondre à ce qu’observait Walter Benjamin dès les années 1930 sur ce volume d’information faramineux auquel on n’est confronté et qu’on ne peut assimiler faute d’expérience. Les trois registres - portraits, témoignages, notes- sur lesquels est construit le livre participent de la même recherche : on peut entrer par où on veut, mais il faut en passer par des personnages pour accéder à une information. De cette façon les populations des franges ne sont plus ces quantités statistiques dont les médias nous comptent sporadiquement les déboires, mais des individus situés pourvus d’une identité et d’une expérience propre.
Le mot contexte (du latin contextus : rattacher), ne désigne pas seulement l’ensemble des circonstances dans lesquelles se situe un fait ou un événement, et qui lui confère sa valeur, sa signification, mais aussi l’ensemble du texte qui précède ou suit une phrase, un groupe de mots, un mot. Voire une image. Dans le livre Living in the fringe, conçu avec le graphiste Stéphane Bienfait, j’ai voulu que le texte et les témoignages viennent frotter le plus possible contre les images. Les reporters et les artistes photographes font trop souvent les mêmes livres : de grands catalogues avec les images d’un coté et les textes de l’autre. Ils partagent la même conviction d’images ou d’oeuvres qui parleraient d’elles mêmes, et se passeraient des légendes sans lesquelles selon Walter Benjamin toute construction photographique ne peut rester que dans l’à-peu-près. L’idée d’un abâtardissement de l’image par le texte ou le contexte est partagée aussi bien par les reporters que par de nombreux photographes-artistes en vogue dans l’art contemporain institutionnel. Bien des reporters approuveraient si il lla connaissiat la série des ‘zeitungfotos’, travail de ‘restauration’ d’images publiées dans la presse, entreprise par Thomas Ruff en 1993, car eux aussi découpent pour les gliser dans leurs press-book, les parutions dans lesquellles les images sont les plus grandes possibles aux dépends des textes. Car les images parlent- ‘picture tells’- disent les reporters des grandes images de presse, sensées valoir pour les unes et les doubles pages de tous les magazines de la planète indifféremment des contextes culturels, et susciter une empathie universelle. J’aime pour ma part me souvenir que Jacques-Louis David entama un retrait délibéré par rapport aux valeurs du drame et de l’effet théatral en présentant ses Sabines (1799), accompagnées d’un petit livret dans lequel il prétait un discours de plus de 170 mots à Hersilia, la femme de Romulus, qui s’interpose sur la toile entre son mari et Tatius, le chef des Sabins, afin d’empêcher un nouveau bain de sang [49]. Ce qui lui valu ce reproche de Sedaine : ‘L’action que tu as choisi est presque nulle ; elle est toute en parole”.
La communauté de destin.
De retour en France l’occasion m’est fournie de photographier dans ma langue, et non plus assisté d’un interprète. Je travaille à un nouveau livre intitulé ‘Retour au pays’ dont l’origine est une mission photographique confiée par la Direction Régionale de l’environnement (DIREN) sur le site classé de la vallée de l’Epte, frontière historique entre le royaume de France et le duché de Normandie, entre le Vexin Français et le Vexin Normand. Je m’intéresse à la manière dont ce site devient un territoire à travers les appropriations individuelles ou collectives dont il fait l’objet. J’opte pour une procédure de portraits individuels en pieds dans le paysage à l’aide d’un appareil panoramique. Dans l’histoire de la photographie, le format panoramique est traditionnellement associé à des photographies de paysages sans présence humaine, sinon en tant que repère d’échelle, ou à des photographies de groupes remplissant l’espace du cadre sans grand souci de l’arrière plan. Les portraits panoramiques de la vallée de l’Epte se situent volontairement dans un entre-deux du paysage et du portrait, comme le sont aussi les portraits de ‘Living in the fringe’. Les personnages interviennent comme intermédiaires entre le spectateur et le paysage- il faut en passer par leur expérience pour accéder au territoire- tandis que le paysage intervient comme composante de l’univers physique et mental de la personne photographiée. La plupart des personnes photographiées ne s’inscrivent pas dans une relation de continuité au pays et aux paysages, qui serait celle d’un paysan d’autrefois, ou d’un paysan du Bengale, n’ayant jamais quitté sa ferme ou son village. Tout comme moi, ils font retour aux paysages animé d’un imaginaire qu’ils confrontent à l’expérience concrète de la vue et à la vie propre de la matière. J’ai souhaité inscrire cet imaginaire dans la représentation en demandant aux personnes photographiées de fermer les yeux pendant la prise de vue. Ce dispositif poursuit aussi l’objectif de débarrasser le portrait de ses enjeux traditionnels de pouvoir, pouvoir du photographe animé du dessein de saisir psychologiquement ses modèles, pouvoir de ses derniers de contrôler et de délivrer une certaine image d’eux même. Il y a là une volonté d’expérimentation poétique délibérément gratuite, où photographe et modèles renoueraient avec la vocation de pacification sociale des paysages peints au Moyen-Age ou à la Renaissance.
Plus fondamentalement ce nouveau projet documentaire traite de la cohabitation des usages et des imaginaires du paysage dans la société française contemporaine. Il me permet de rassembler et de soumettre à la démocratie d’une même procédure photographique des catégories d’utilisateurs de l’espace (agriculteurs, chasseurs, pêcheurs, marcheurs, baigneurs, sportifs, forestiers...) qui entretiennent souvent des rapports sinon franchement conflictuels du moins de défiance. La mise en perspective des portraits et des témoignages dans un livre et une exposition in-situ à venir poursuit l’ambition de produire un récit d’histoire locale, pour réintroduire une continuité de parole et d’images, là ou les différentes activités sont le plus souvent superposées les unes aux autres, et où les liens sociaux sont distendus du fait d’une recomposition récente de la population locale. Tous comme le peuple des chars et des franges rassemblé dans mon livre par delà trois zones géographiques mouvantes et éloignées, des dizaines d’organisations paysannes ou de développement éparpillées à l’échelle locale, des milliers de familles analphabètes et préoccupées au quotidien de leur seule survie individuelle est une invention à vocation politique, le peuple de l’Epte est une métaphore des tensions et des peurs de la société civile française.
Beaucoup plus que d’isoler des choses ou de faits pour les placer dans le monde neutre et distancié de l’art, m’intéresse dans la photographie documentaire la possibilité d’oser des rapprochements que la réalité peine à engendrer, de faire émerger l’idée d’une possible communauté de destin et d’action. Le documentaire est pour moi un art de transgression sociale au service de la réinvention permanente du peuple. C’est la raison pour laquelle Jean Renoir est à mes yeux la référence absolue. Rien n’est plus documentaire que les rencontres improbables de Garcette et du comte dans La règle du jeu, des deux officiers dans La grande Illusion, de l’Inde et de l’occident dans Le fleuve.