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Attitude documentaire

Votre séjour au Bangladesh marque définitivement votre rupture avec les pratiques du photo-journalisme traditionnel. Le livre Living in the fringe peut à cet égard être considéré comme une tentative de repenser la façon d’aborder une situation géopolitique de manière moins superficielle grâce à la confrontation de l’image (portraits en gros plan) et du texte (récit des habitants alternant avec des notes contextuelles). Ce projet a aussi donné lieu à une installation aux Pays-bas dans le barrage anti-tempête du Waterland Neeltje Jans. Avez-vous eut la possibilité de montrer vos images au Bangladesh ?

En 1997, indépendamment de ce travail sur les habitants du delta, j’ai réalisé une exposition de rue à Dhaka dans le quartier hindou de Shakhari Bazar. Une série de portraits était exposée sous un chapiteau. Les habitants du quartier sont venus voir leur image et les ont emportées à l’issu de l’exposition. J’ai photographié chacun d’entre eux avec son portrait et consigné les adresses dans un registre. Ce projet trouvait à ce stade un point de départ, une manière d’envisager l’exposition comme le début et non la fin d’un processus documentaire. À plusieurs reprises je suis allé rendre visite aux images pour observer ce qu’elles étaient devenues. Certaines avaient été placées dans la vitrine de temples parmi les images pieuses, d’autres reléguées et abandonnées à la poussière. J’en ai profité pour photographier à nouveau ces images en situation et réaliser de nouveaux portraits des personnes concernées. Certains exemples de ces générations successives d’images ont été présentés à l’exposition Des territoires à l’Ensba à Paris (2000). Le projet est resté ouvert, et s’enrichit d’aller-retour entre ici et là-bas entre ethnographie et art.

Dans l’exposition ‘Des territoires’ figurait également l’image d’un habitant de l’île de Chatou que vous aviez transformé en pêcheur pour les besoins d’une parution dans la presse magazine en lui plaçant votre propre canne à pêche dans les mains. Une canne à pêche de modèle empire.

Ce portrait, ceux qui sont exposés dans Shakhari bazar en 1997, comme l’ensemble des photographies réalisées lorsque je travaillais à l’agence Gamma de1989 et 1994, forment la part résiduelle de mon activité photographique présente. La photographie appliquée (reportage, mode, publicité) peut être envisagée comme la part maudite de la photographe artistique, tels les journaux intimes des anthropologues dont la publication est une transgression de la coutume universitaire. Plutôt que de construire ma légitimation d’artiste photographe sur l’occultation de cette part résiduelle, je travaille à sa dilapidation, sa transformation poétique. Je recherche des procédures artistiques qui la rendent assimilable, à l’instar d’anthropologues qui travaillent des régimes d’écritures susceptibles de rendre compte des ratages avec le réel et leur terrain.

Cette démarche expérimentale qui vous incite à allier, comme le signale le sociologue Sylvain Maresca, fiction créatrice et intention démonstratrice a été poursuivie dans le cadre de plusieurs projets relatifs à l’histoire régionale française. Pouvez-vous nous expliquer le sens de ces travaux ?.

En 1999, j’ai répondu à une commande de la DIREN Ile-de-France pour travailler sur la campagne française et le site classé de la vallée de l’Epte. J’ai cherché à montrer sous le paysage, les activités et les initiatives, qui, en marge des grandes logiques de l’aménagement du territoire et de l’agriculture industrielle, procèdent d’appropriations utopiques par lesquelles un site prend valeur de territoire. J’ai adopté une procédure de portraits en pied dans le paysage au moyen d’un appareil panoramique. Les portraits panoramiques de la vallée de l’Epte se situent volontairement dans un entre-deux du paysage et du portrait. J’ai également établi une procédure en demandant aux personnes de fermer les yeux pour débarrasser le portrait de ses enjeux traditionnels de pouvoir : ambition du photographe de peindre psychologiquement ses modèles, souci chez ces derniers de délivrer une certaine image de même. Ce choix est aussi une citation du travail de Marc Pataut intitulé Aulnay-sous-Quoi ? axé sur la réflexion, l’éducation et l’histoire. Cette référence assumée est-elle une manière d’affirmer la nature de la tradition documentaire dans laquelle le photographe est dépositaires des propositions de photographes antérieurs ou contemporains ?

Le documentaire est proche de l’esprit du raga. François Auboux présentant le musicien Amjad Ali Khan définit la musique indienne comme une ‘musique à composition improvisée’. Le travail d’improvisation, de variations, d’expression d’une vision personnelle, s’enroule autour d’un mode commun. Ces modes ne sont pas des hyper formes dans la mesure ou leur contenu, leur généalogie est connue, assumée, choisie dans un souci de justesse vis-à-vis de l’objet. Quand j’utilise cette procédure des ‘yeux fermés’, je cite Pataut mais je n’ignore pas non plus le photomontage de René Magritte ‘Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt’. Il y a un jeu avec le surréalisme et ses positions antinaturalistes. Le minimum que l’on puisse attendre d’un photographe, c’est la connaissance des formes qu’il emploie. Connaissance des formes en tant que ‘sédimentation de contenus’ selon la formule d’Adorno. Si l’on photographie des villageois du tiers-monde sur une bâche au fonds neutre selon le principe du studio itinérant, il faut au moins savoir que l’on utilise une forme marquée par le colonialisme et le portrait anthropométrique. Il faut en tenir compte. Dans le reportage d’auteur, de nombreux photographes recyclent des formes dont ils ne maîtrisent pas les contenus voire dont les contenus contredisent leur propos.

Vous avez critiqué dans votre article publié dans Communication le régime de production des images de reportage. Celui-ci tend à pervertir le contenu de l’information au bénéfice d’une forme sur-signifiante et donc non représentative du sujet traité.

J’ai en effet critiqué la manière dont le reportage académique perpétue sa propre histoire et ses formes canoniques au prétexte de l’information. Je précise cependant que j’ai infiniment plus de respect pour celui ci que pour le nouveau reportage d’auteur. Je sais le courage, l’engagement, le souci d’information dont sont animés de nombreux reporters d’actualité. Mais il ne suffit pas d’être bien intentionné. Il faut être attentif à la justesse des formes que l’on utilise. Nous savons bien que témoigner ne suffit pas parce que nous avons lu Primo Levi, Jorge Semprun ou Varlam Chalamov. Il ne suffit pas d’avoir vécu l’expérience concentrationnaire, d’y avoir été, pour la transmettre. Il faut être capable d’inventer une forme, un récit.

La photographie de reportage tente de se renouveler en ayant recours à des procédés stylistiques qui dramatisent au maximum le contenu de l’image. Comment analysez-vous cette quête éperdue d’un changement des codes représentatifs délaissant les impératifs de l’instant décisif au profit d’une savante organisation narrative ?

Avec le nouveau reportage d’auteur impulsé par Actuel et des journaux comme Libération au début des années 1980, les normes de production de la photographie de presse se sont progressivement alignées sur celles de la publicité et de la mode. Tels certains photographes de mode qui faisaient carrière sur un gimmick immédiatement identifiable (le fond blanc, le zone system, un certain type de lumière), des photographes de presse font commerce de leur ‘regard’ réduit à la simple expression d’un effet visuel plaqué sur le réel (open-flash, floutage, décadrage, traitement croisé…). La plupart de ces photographes ne s’intéressent sérieusement ni à l’art ni à l’information. L’actualité du monde continue d’être un prétexte pour se faire voir, exister, pas pour donner à voir.

Question sur le rapport image-information ?

Prenons l’exemple du 11 septembre, le témoignage de James Natchwey et son portrait en action dans les décombres sont beaucoup plus informatives que ses photographies remplies de réminiscences picturales, d’effets de fumée et de lumière dans lesquelles, si l’on n’est personnellement jamais allé à New-York, on peine à comprendre la simple géographie des lieux. Le paradoxe des images d’information est qu’elles sont souvent très pauvres en informations. Il n’y a pas grand-chose à y lire. Mais, dans le reportage d’auteur, il n’y a souvent plus rien à lire du tout. On publie désormais des reportages sur la misère ou les enfants des rues réalisées en traitement croisé. C’est une liquidation totale du travail d’information, de description. Informer devient une option parmi d’autres.

Si la question du style débouche sur une impasse dans le reportage contemporain, elle est actuellement analysée de manière plus historique par certains chercheurs comme Olivier Lugon. La notion de style documentaire peut-elle être utile pour caractériser votre démarche esthétique ?

Pourquoi toujours privilégier cette formule tardive et ambiguë de Walker Evans ? Je préfère pour ma part parler d’attitude documentaire, en référence à la culture conceptualiste. On pourrait aussi parler d’activité ou de démarche documentaire. Le terme de style renvoie trop à celui d’ « effet ». L’attitude introduit la question du corps. Il y a chez Dorothea Lange, Paul Strand, et August Sander une présence du corps. L’attitude c’est à la fois la manière de tenir son corps et la manière d’entrer en contact avec les autres.

www.sfp.photographie.com/bull/bull-saussier.htm