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Les boutiques donnent une recette de la réalité, créent une substance d’un genre particulier. La matière de cette réalité est dans un état de fermentation continuelle, elle est en germe, elle contient une vie latente. Il n’y a pas en elle d’objets inanimés, durs, finis. Tout déborde ses propres limites, dure un instant sous une forme donnée pour l’abandonner à la première occasion. Dans les mœurs, les comportements de cette réalité, apparaît un principe, celui d’une mascarade universelle. La réalité prend certaines formes uniquement par jeu. Quelqu’un est homme, quelqu’un d’autre cafard, mais aucune de ces formes n’atteint l’essence, elles ne sont qu’un rôle momentanément adopté, une peau qui sera bientôt rejetée. On pose ici le monisme de la matière pour laquelle les objets ne sont que des masques. La vie de la matière consiste à user une quantité infinie de masques, et l’essentiel de la vie, c’est cette circulation des formes.

Bruno Schulz, Lettre à S.I Witkiewicz dans Les Boutiques de cannelle, Paris, Denoël, 1991, p 216.

Ce que vous appelez un ghetto, je l’appelle ma maison.

Bruce Davidson, East 100th Street, St Ann’s Press, Los Angles, 2003.

Cette peur-là possède une texture que l’on ne peut oublier ni décrire. Elle ressemble à la peur des victimes d’un tremblement de terre, de gens qui ont perdu leur foi dans l’immobilité du sol. Et pourtant ce n’est pas la même. Elle est sans analogie car elle n’est pas comparable à la peur de la nature qui est la plus universelle des peurs humaines, ni à la peur de la violence étatique qui est la plus commune des peurs humaines. C’est une peur qui naît de la certitude que la normalité est contingente, que l’espace qui vous entoure, les rues où l’on vit peuvent devenir soudain, et sans préavis, aussi hostiles qu’un désert subitement inondé. C’est cela- et non pas la langue, la nourriture, la musique- qui sépare du reste du monde les mille millions d’habitants du sous-continent, c’est cette qualité particulière de solitude qui naît de la peur d’une guerre entre vous et votre reflet dans le miroir.

Amitav Ghosh, Lignes d’ombre, Paris , le Seuil, 1992.

Aucun cliché ne peut à lui tout seul enfermer la vérité de celui qui toujours franchit les frontières. Il faut la succession des figures pour tenter d’approcher la complexité d’un être essentiellement mobile. Dans un très bel article, « L’impossible cliché », Alain Busine cite une lettre de Loti, à Emile Pouvillon, qui accompagne un envoi de sept portraits photographiques : « Ils ne sont pas présentables, et pas un ne me ressemble ; mais c’est égal, cela m’amuse de vous envoyer cette collection. » Et Pouvillon de confirmer : « Merci, mon cher ami, mais comment faites-vous pour vous ressembler si peu ? Je vous ai sept fois, et c’est comme si j’avais sept nouveaux amis au lieu d’un. » Le marin n’est pas plus vraiment Loti que l’acrobate ou l’Arabe ou l’homme du monde en smoking ; Loti est tout ceux-là et bien d’autres encore, et la quête de l’identité par la ressemblance du portrait photographique est ce qui constitue cette identité.

Bruno Vercier, Pierre Loti Portraits, Les fantaisies changeantes, Paris, Plume Flammarion, 2002, p 98.

Bogoiévo-des-Tziganes est en contrebas de la digue, dans un pré solitaire verdi par un ruisseau. Autour du village, de petits chevaux paissaient à l’attache sous des bosquets de saules ou de tournesol. Deux rangées de chaumières formaient une rue large et poussiéreuse où une portée de gorets noirs chargeaient et culbutaient, ventre au soleil. On venait de faire boucherie ; devant chaque seuil un paquet d’entrailles bleues fumait dans un pot de grès. Le village était silencieux, mais au milieu de la rue déserte, trois chaises étaient préparées pour nous autour d’une table boiteuse qu’un mouchoir rouge couvrait comme un carré de sang frais. Nous avons installé l’appareil, et en relevant la tête rencontré cent paires d’yeux magnifiques ; toute la tribu sur la pointe des pieds était autour de nous. Visages terreux, enfants nus, vieilles fumeuses de pipes, filles couvertes de perles en verre bleu qui rajustaient leurs haillons sales et dorés.

Quand ils reconnurent la voix des maris, des frères, le violon du « Président », il y eut une grande rumeur surprise puis quelques hurlements de fierté que les taloches des vieilles transformèrent en silence. Jamais Bogoiévo n’avait entendu sa musique sortir d’une machine ; très tendrement entourés, les artistes du campement savouraient leur heure de gloire. Il fallut bien sûr photographier tout ce monde. Les filles surtout. Chacune voulait être seule sur l’image. Elles se poussaient et se pinçaient. Une bagarre rapide s’ensuivit – ongles, malédictions, gifles, lèvres fendues – qui se termina dans une gaieté tournoyante et dans le sang.

Nicolas Bouvier l’Usage du Monde, Paris, Gallimard Quarto, 2004, p 108.